Reportage

Malgré-Nous : 134 000 Mosellans et Alsaciens incorporés de force

occupés mais surtout annexés de fait, les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ont connu une double peine.

Le Républicain Lorrain – 02 févr. 2023

Capturés par les Soviétiques, les incorporés de force alsaciens et mosellans ont connu les rigueurs et les horreurs du camp de Tambov.  Photo Epson Opaque /Libre de droits

Le drame des Malgré-Nous demeure trop méconnu, hors d’Alsace-Moselle mais aussi, parfois, au sein même de ces trois départements annexés durant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, à l’instar des Luxembourgeois ou des Belges, ce sont quelque 134 000 Mosellans et Alsaciens qui furent contraints de servir sous les drapeaux du IIIe Reich et de combattre, non seulement dans les unités de la Wehrmacht mais aussi au sein de la Waffen-SS. Parmi eux, très peu furent volontaires ; 2. 100 à peine, sur près de 200. 000 jeunes gens concernés entre 1940 et 1942. Mais à partir d’août 1942, le Reich change de ton : les classes 22, 23 et 24 sont appelées d’office. Vingt et une autres suivront dont les recrues serviront dans leur immense majorité sur le front de l’Est dans les pires conditions. Sans parler de la défiance de la hiérarchie pour ces troupes que l’on soupçonne, très souvent à raison d’ailleurs, d’être demeurés Français de cœur : longtemps la consigne sera de ne pas dépasser les 5 % de Malgré-Nous au sein des unités.

Pour les réfractaires, les pires représailles sont mises en œuvre, non seulement sur leur personne s’ils sont capturés, mais aussi sur leurs proches, leurs familles : internement, exécution, rien ne leur est épargné.

Après la guerre, le bilan est terrible : entre 30 000 et 40.000 Malgré-Nous ont été tués ; 30.000 autres ont été blessés et 10.000 resteront invalides.

Enfin, près de 20.000 sont portés disparus dont 12.000 dans les seuls camps soviétiques, dont celui de Tambov, de sinistre mémoire , où ils seront retenus prisonniers après avoir été capturés ou s’être rendus. Certains connaîtront même les rigueurs de la captivité dans les camps américains, ces derniers les ayant assimilés à des Allemands sans faire aucune nuance.

Jean-Laurent Vonau : « Une justice impossible »

Historien du droit, professeur émérite à l’université de Strasbourg, Jean-Laurent Vonau est le spécialiste du procès de Bordeaux dont il a soigneusement étudié les archives et sur lequel il a écrit un ouvrage faisant autorité qui doit être prochainement réédité.

Propos recueillis par Hervé BOGGIO – 02 févr. 2023

Jean-Laurent Vonau est historien du droit, professeur émérite à l’université de Strasbourg.  Photo d’archives DNA /Guillemette JOLAIN

Dans quelles conditions s’ouvre le procès de Bordeaux le 12 janvier 1953 ?

« C’est en novembre 1952, au moment où la date d’ouverture du procès est décidée que les choses prennent réellement une tournure nationale : on apprend à ce moment-là que seulement sept Allemands mais quatorze Alsaciens seront sur les bans des prévenus sans qu’une distinction soit faite. C’est un réveil brutal en Alsace. Certains des incorporés de force, comme par exemple un dénommé Graff, avaient déjà bénéficié d’une ordonnance de non-lieu, le juge d’instruction en charge de son dossier ayant estimé qu’il avait agi sous la contrainte ce qui abolit l’intention criminelle. Mais après la Loi Oradour de 1948, le même juge d’instruction va le réinculper. Cette loi d’exception, rétroactive, postulait la responsabilité collective de ceux qui étaient présents à Oradour et changeait la charge de la preuve, ces derniers ayant à faire la démonstration qu’ils n’avaient pas agi de manière criminelle et pas le contraire. À cela s’ajoutent les incidents qui ont démarré avant même le début des audiences, lesquelles se déroulent dans une caserne qui n’est absolument pas prévue pour cela. La salle est trop étroite, il n’y a aucune confidentialité des échanges entre inculpés et avocats : la tension sera palpable durant toutes les audiences »

La disjonction des dossiers des Français alsaciens et des Allemands n’est-elle pas demandée ?

« Si, mais elle est refusée. Mieux : dix des inculpés incorporés de force étaient mineurs au moment du massacre d’Oradour : leurs avocats demandent l’application de l’ordonnance de 1945, cela sera refusé également ! Autant d’événements qui laissent à penser que tous étaient condamnés d’avance… »

Comment tout cela est-il ressenti en Alsace ?

« Il y a eu plus de 100. 000 Alsaciens incorporés de force, quelque 30.000 Mosellans. Chaque famille est concernée ! Au moment où les condamnations sont connues, c’est terrible : le matin même, à 9 h, il n’y a plus de place de Bordeaux à Strasbourg, la plaque a été vandalisée. Il y aura une manifestation énorme le 17 février puis une grève administrative très dure : plus aucun acte administratif n’est transmis aux administrations centrales. À Paris, la crainte d’une rupture profonde est alors à son maximum ».

C’est dans ces conditions que sera votée la loi d’amnistie ?

« En quatre jours à peine ! Pierre Pflimlin prend la tête de cette ‘’ croisade’’ et des discussions avec le Garde des Sceaux d’alors, René Pleven. Une bataille parlementaire serrée se déroule disons, pour faire simple, droite contre gauche, Bleus contre Rouges, avec au milieu, les Mosellans. Car même le député-maire de Metz, Raymond Mondon, reste persuadé que seuls des volontaires sont dans les Waffen SS. Les éléments liés à l’incorporation de ceux de la classe 1926 par exemple, dont une part importante a été versée de force dans les unités SS par la volonté du Gauleiter Wagner, restent alors inconnus. C’est dans ce climat d’incompréhension réciproque que sera votée l’amnistie. »

Une incompréhension qui perdurera…

« C’est exact et cela peut se comprendre : entre le drame en Limousin et la méconnaissance de celui des Alsaciens et Mosellans incorporés de force, c’est une justice impossible ! S’il y a eu des travaux historiques conduits sur la question de l’annexion, les Malgré-Nous, etc. par Jean-Noël Grandhomme par exemple ou encore Frédéric Stroh , il n’existe aucune thèse juridique sur l’incorporation de force. Et la qualification même de ce crime reste toujours à trancher… »

Massacre d’Oradour : 70 ans après le procès de Bordeaux toujours des incompréhensions

Soixante-dix ans après le verdict rendu par le tribunal militaire de Bordeaux à l’issue du procès du massacre d’Oradour-sur-Glane, avant qu’une loi d’amnistie ne rende leur liberté aux treize incorporés de force Alsaciens qui venaient d’être condamnés, toutes les incompréhensions ne sont pas dissipées autour ce qui fut vécu, en Alsace et Limousin, comme une injustice.

Hervé BOGGIO – 02 févr. 2023

Le procès du massacre d’Oradour-sur-Glane s’est tenu devant le tribunal militaire de Bordeaux en janvier-février 1953.  Photo RL /Archives LRL

Le procès du massacre d’Oradour-sur-Glane s’est tenu devant le tribunal militaire de Bordeaux en janvier-février 1953.  Photo RL /Archives LRL

Procès d’Oradour-sur-Glane à Bordeaux en 1953 : témoignage de Roger Godfrin-Maillard, seul survivant lorrain, le 28 janvier 1953 Photo RL/Archives

Procès d’Oradour-sur-Glane à Bordeaux en 1953 : l’un des accusés, l’Alsacien volontaire SS Georges René Boos lors de l’audience du 26 janvier 1953. Photo RL/Archives

Il y a tout juste 70 ans, dans la nuit du 12 au 13 février 1953, à 2 h 30 du matin environ, le tribunal militaire de Bordeaux, sous la présidence de Marcel Nussy-Saint-Saëns, rendait son verdict à l’encontre des 21 soldats qui comparaissaient devant lui depuis le 12 janvier précédent. Leur crime ? Avoir été présents le 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane, non loin de Limoges, et pour certains avoir participé au massacre perpétré ce jour-là.

Une atrocité imputable à un bataillon de l’un des régiments de la 2 panzer division SS « Das Reich » qui est alors sur la route du front de Normandie, ouvert depuis le 6 juin.

Une unité qui, en cette fin de Deuxième Guerre mondiale, vient d’être renforcée par près de 800 incorporés de force, originaires d’ Alsace annexée. Des « Malgré Nous » , la plupart âgés d’à peine 17 ans. En quelques heures en cet après-midi de printemps, 643 civils, hommes, femmes et enfants, sont exécutés dans des conditions particulièrement atroces. Tout un bourg rayé de la carte.

Oradour-sur-Glane, village assassiné Le Républicain Lorrain – 02 févr. 2023

Le village d’Oradour-sur-Glane est demeuré en l’état, par décision du général De Gaulle. Ici la localité vers 1950.  Photo Archives LRL

Quand les soldats de la 2e division SS « Das Reich » arrivent à Oradour-sur-Glane le 10 juin 1944 en fin de matinée , ils « pensent qu’ils vont participer à une opération de ratissage », explique Jean-Laurent Vonau. Depuis le lendemain du débarquement en Normandie, cette division SS remonte vers le front normand depuis le sud-ouest, semant la mort. Le 9 juin, veille du massacre d’Oradour, des éléments de la Das Reich ont repris Tulle aux résistants et pendent 99 otages civils , en représailles. L’idée est de montrer aux populations civiles de quelle manière est punie la moindre bienveillance envers les partisans. Dans les rangs de cette unité maudite, 800 Alsaciens, incorporés de force partis de Strasbourg en février 1944 pour en reconstituer les rangs.

À l’arrivée des hommes commandés par Adolf Diekmann, toute la population est regroupée sur la place centrale du bourg avant que les hommes soient séparés des femmes et des enfants. Les premiers sont répartis par groupe dans des granges ou garages tandis que les autres sont dirigés vers l’église. Vers 16 h, une détonation puis les soldats ouvrent le feu. Les hommes sont abattus, recouverts de fagots et brûlés tandis que des explosifs sont déclenchés dans l’église. Celles et ceux qui s’y trouvent mourront par asphyxie ou brûlés vifs. On décompte au total 643 victimes : 246 femmes, 207 enfants et 190 hommes. Il n’y aura que 6 survivants.

Comble du cynisme : les autorités nazies tenteront de plaider l’opération anti-résistance ayant mal tourné suite au déclenchement accidentel d’explosifs dans une cache. Alors qu’il est désormais établi qu’aucun groupe constitué de partisans n’était à Oradour ou à proximité immédiate.

3.500 élus défilent à Strasbourg pour protester contre ce qui leur apparaît comme un déni de justice

Parmi les inculpés, treize de ces Français incorporés de force, mais aussi un volontaire. Et sept Allemands. Pas un officier , pour l’essentiel des exécutants. S’ils sont si peu, c’est que parmi les 64 hommes, à peine, que la justice est parvenue à identifier, beaucoup ont été tués, notamment en Normandie, pendant les combats de la Libération. À commencer par le commandant du bataillon, Adolf Diekmann.

Au terme d’un mois de procès, les peines les plus lourdes sont prononcées à l’encontre du volontaire alsacien et d’un sous-officier allemand. Pour eux, ce sera la mort. Les treize « Malgré Nous », quant à eux, écopent de peines allant de 5 ans de prison à 12 ans de travaux forcés. Le jugement stipule que les incorporés de force auraient dû « s’extraire des unités allemandes ».

Pendant qu’en Limousin, la colère gronde, la population souhaitant que tous les accusés sans exception soient passés par les armes, le 14 février, Les Dernières Nouvelle d’Alsace titrent : « Stupeur en Alsace après le verdict de Bordeaux ». Dans cette même édition, le journal pose, dans une lettre ouverte au président de la République, la question de la responsabilité d’incorporés de force que la France avait laissé « réduits à eux-mêmes » après juin 1940.

Le 15 février, 3.500 élus défilent à Strasbourg pour protester contre ce qui leur apparaît comme un déni de justice. Une véritable fracture née de l’incompréhension fondamentale de ce que furent l’annexion et l’incorporation de force. Mais aussi des conditions extrêmement difficiles dans lesquelles l’enquête sur le massacre avait été conduite.

Car, sans possibilité de reconstitution, presque sans témoins, établir le rôle exact des uns et des autres était impossible. Et bien qu’ils aient été identifiés, certains inculpés, comme le jeune Henri Weber blessé avant le massacre, n’ont pas tiré un coup de feu…

Les brûlures de l’Histoire

Devant le risque de rupture de l’unité nationale, sous la pression des parlementaires alsaciens, une loi d’amnistie est votée à la hâte, le 20 février, pour tous les « Malgré Nous » dont les unités auraient été mêlées à des exactions. Elle sera promulguée le lendemain.

Pour les condamnés de Bordeaux, il faudra organiser une exfiltration nocturne et un convoi, avec relais dans le plus grand secret et sous la protection des gardes mobiles pour éviter les incidents ou tentatives de lynchage. Parvenus au col de Saverne, ils replongeront pour toujours dans l’anonymat dont les brûlures de l’Histoire les avaient tirés malgré eux.

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