Georges,
Alsacien déporté à Buchenwald et Bergen-Belsen
« Résistant un jour, Résistant toujours. »
Depuis mes 17 ans, je travaille à l’Arsenal de Toulon, dans la marine bien évidemment, ayant laissé ma famille en Lorraine. Même si les événements se précipitent, nous nous sentons tous en sécurité dans ce lieu si essentiel aux yeux du régime de Vichy, pour lequel conserver la flotte française est le dernier signe de « panache ».
Le 11 novembre sonne comme une première claque pour nous, l’armée allemande rentre dans la zone « sud ». Le 27 novembre, c’est la douche froide… Dans la précipitation, quelques camarades participent au sabordage.
Je suis totalement perdu… Ici, mon capitaine arrache ses galons, là, des chars tirent au canon. Plusieurs de mes amis fuient sans ignorer que représailles il y aura. En ce qui me concerne, ma première idée est de rentrer chez moi, en Lorraine.
Un bus, affrété pour les marins doit remonter vers Paris, j’y saute bien évidemment le premier. Autour de nous, la panique, la stupeur.
Après deux ans de relative tranquillité, « ils » arrivent dans le sud, par des amis, de la famille en zone nord, nous savons tous de quoi « ils » sont capables.
Après un voyage qui n’en finit plus, départ vers la Lorraine. Tout se passe très bien, jusqu’à la frontière où je m’étonne de ne plus voir d’affiches « bilingues ». Toutes sont en Allemand, juste en Allemand.
De toute part, des horribles croix gammées, des portraits d’adolescents blonds aux yeux bleus, incitant à s’inscrire aux « jeunesses hitlériennes ». Nous rentrons dans un autre monde.
Arrivés à pied jusque chez mon père (ma mère étant décédée des suites de l’accouchement), je le vois en train de nourrir le bébé. Je m’attends à un accueil chaleureux de la part de ma dernière famille.
En me voyant, mon père s’écrie, horrifié « Déguerpis, tu vas tous nous faire tuer ! » Je m’en vais, en courant et en pleurant, sans comprendre pourquoi… Ou du moins, sans vouloir comprendre.
Je porte encore… la tenue de marin que je n’ai pas quitté depuis Toulon ! Il avait directement compris que je m’étais baladé dans toute
la ville en marin français, dans une même ville où la germanisation fait rage !
Quelques jours après, en pleine rue, un homme baraqué se jette derrière moi, il me menotte, sans que je sache pour quelles raisons, et me conduit au siège de la terrible Gestapo.
Arrivé sur place, on m’accueille plutôt bien, à mon grand étonnement. On me propose d’entrer dans le « Kriegsmarine », pour mettre mon expérience militaire au profit de la marine nazie. Premier refus. Ils réitèrent leur demande, deuxième refus.
Un cas désespéré pour certains, un cas « redressable » pour d’autres.
On m’engouffre dans un fourgon, à destination de la prison de Soissons de laquelle on m’envoie vers Laon, St Quentin, puis vers Compiègne.
De chaque prison, je n’ai que peu de souvenirs, si ce n’est les affreux cris venant des étages supérieurs, laissant deviner des tortures ignobles.
Nous pensons déjà avoir connu le pire, et pourtant… Une fois à Compiègne, le dernier interrogatoire sera le pire. Une fois rentré dans cette grande salle, le temps semble s’arrêter, les renvois en sang dans la cellule m’ont à jamais marqué, dans ma chair comme dans mon esprit, les chiens dressés à vous arracher votre chair, les fouets et instruments de torture, qui procurent un certain plaisir aux SS…
Tout s’emmêle, se brouille. Vous n’attendez plus que la fin, qui paraît tellement proche… Un jour, depuis ma cellule dégueulasse, je comprends qu’on ne viendra plus me chercher. Enfin, les interrogatoires sont finis !
Beaucoup n’en sont pas revenus, d’autres y ont parlé.
Qui peut leur en vouloir, mis-à-part ceux qui ont tenu, ceux qui résistent, encore et toujours, depuis l’arrivée en enfer…
Au début de l’automne, on nous entasse dans des wagons à bestiaux, assez classique vu le nombre de départ depuis Compiègne.
Des conditions plutôt acceptables pour l’instant. Au cours du voyage, des camarades commencent à arracher les lattes en bois du wagon pour s’échapper, j’évite d’y prendre part car je sens déjà le « schlague » s’abattre sur moi.
Ils sautent. Ont-ils survécu ? Je ne le saurai jamais. Toujours en est-il que, deux-cents mètres plus loin, le wagon s’arrête précipitamment, à coups de poings, à coups de fouets, nous devons tous descendre du train. Par pur cynisme, les SS nous demandent de nous mettre à nu.
Complètement nus. Pour réduire le nombre de wagons (et enlever le wagon endommagé), nous sommes entassés dans les restants. Dans ces wagons, marqués à la peinture de l’inscription « 4 chevaux, 8 hommes », nous sommes… cent-cinquante ! Nous sommes serrés les uns contre les autres, tous totalement nus, toujours debout sans pouvoir lever un bras, tourner la tête, s’asseoir… Il y a un seau au milieu, bien évidemment, il se renverse à cause des secousses régulières. Nous nous retrouvons ainsi les pieds (nus)
baignant dans la merde. Certains, les plus jeunes, les plus vieux, les plus fragiles, meurent pendant le voyage. Une dizaine sur mon convoi environ. Ne pouvant se déplacer jusqu’au seau, nous nous déféquons dessus, d’autres, de leurs conditions d’internement, ont déjà la dysenterie, le genre de maladies qui se transmettent comme une traînée de poudre.
Quand prendra fin ce cauchemar ? Les jours et les nuits se succèdent, beaucoup prennent froid d’être nus et s’évanouissent sur leurs camarades. Lorsque, dans un silence total, vous entendez un cri d’agonie, vous pouvez être sur de le retrouver mort quelques minutes après…
Nous nous sentons remués, sûrement à cause des manœuvres, ce qui signifie que nous arrivons enfin !
Une fois descendu, je vois certains camarades s’écrouler de fatigue. Ils seront bien vite remis de leurs émotions avec les coups de « schlague » des SS. Toujours nus, nous passons devant l’inscription en métal forgé de Buchenwald, une inscription des plus cyniques… « Jeden das Seine » : « Chacun son destin »…
Nous sommes triés, recomptés, au garde à vous pendant des heures.
Des heures pendant lesquels les SS espèrent voir tomber les plus faibles.
Puis, départ vers la douche. A quarante-quatre dans mon groupe, nous sommes tous mis dans des douches différentes, je vous laisse deviner pourquoi seize de mes camarades, les plus faibles au sortir du train, ne ressortiront pas du wagon… Nous sommes placés en quarantaine, un temps pendant lequel les affaiblis partent « à la douche ».
Et ainsi de suite chaque jour. Sur les mille esclaves de mon convoi, cent ne sont déjà plus de ce monde, un monde à part appelé « Buchenwald »…
On nous rase de la tête jusqu’au pied, une humiliation pour les femmes et les enfants.
A force d’apprendre à vivre à « Buchenwald », plus rien ne vous fait peur, plus rien ne vous effraie. On nous attribue un numéro, à connaître par coeur en allemand. Je m’appelle « matricule 21..9 ». Tous les matins, dans le froid ou la chaleur, en rang serré, comptage des détenus. Malheur à celui qui tombe, qui ne tient plus, les chiens se jettent sur lui. Un nazi tourne dans les rangs, celui qui ne répond pas présent parce qu’il n’a pas compris son numéro en allemand est assommé par un « goumis ». Il est alors mis dans une charrette en bois, tirée par un déporté marqué par les marques au fouet. Cette charrette est vidée au four crématoire…que l’homme soit inconscient… ou non.
Nous dormons dans des châlits de deux ou trois étages, nous sommes trois par carré , deux dans un sens et celui du milieu inversé, ce qui nous permet l’hiver de nous tenir chaud, et ce jusqu’à l’heure de l’appel, vers quatre heures. « Buchenwald » est entouré de deux rangées de barbelés électrifiés sur lequel les désespérés se jettent, bien souvent sous les rires des SS.
Résistant un jour, Résistant toujours. J’ai vent du Comité clandestin qui se forme dans le camp. La « concentration » d’antifascistes, de communistes de tous poils, de Résistants Autrichiens, Allemands, Français, Polonais conduit forcément à faire germer des idées résistantes au sein des camps de la mort.
Les camarades en parlent furtivement sous la couchette mais personne n’en sait trop. « Les missions en sont très variées : la soupe collectée par cuillère dans les gamelles de ceux qui eux-mêmes meurent de faim et cependant consentent ce lourd sacrifice pour sauver plus faibles qu’eux, le vol au péril de la mort, jusque dans les campements SS, de pommes de terre, de légumes, de sucre, de linge… L’ombre de la potence plane… et préalablement celle de la torture ».
Tout autour de nous, les fours crématoires brûlent, la potence fonctionne chaque jour, il faut être le plus discret possible.
On me transfère pendant peu de temps au KL Neuengamme avant le départ vers Bergen-Belsen, le « camp de la mort lente ». Nous sommes entassés dans des « blocks », les journées y sont très longues.
Un jour, le tout premier cadavre du Block est trouvé, il faut absolument que quelqu’un fasse l’effort de le mener à l’extérieur.
Puis un autre jour, un nouveau cadavre et le surlendemain un autre, encore un autre quelques temps après… Il y en a tellement qu’aucun de nous n’y prête attention.
A Buchenwald, c’est la violence, la machine de la mort qui détruit, à Bergen-Belsen, on se décompose petit-à-petit. Le typhus fait rage, des tas de maladies nous rongent la peau, font des plaies virulentes… Entre les baraquements, les cadavres s’entassent, un paysage presque « ordinaire »… Quand on entend quelqu’un gémir pendant la nuit, on peut être sûr de retrouver son corps inerte au petit matin… Les corps en putréfaction s’accumulent sur les allées , certains camarades « vivants » se couchent sous des cadavres.
Au fur-et-à mesure des jours, les SS commencent à disparaître, jusqu’au jour où nous n’en voyions plus. Nous entendons un certain 15 avril, le message de l’armée britannique, un message que je n’oublierai jamais… « Les troupes britanniques sont devant les portes du camp… Restez calmes… Vous êtes libres… » Le grondement des canons fait rage pendant plusieurs jours, le message est diffusé dans le camp en plusieurs langues. C’est impossible, une illusion peut-être, « nous sommes LIBRES » ! Pour comprendre le sens de ce mot, il faut avoir perdu la Liberté.
Une armée régulière ne peut traverse un camp infesté de maladies auquel l’armée n’est pas préparée. Il y a plusieurs milliers de corps en putréfaction, ce paysage d’horreur désoriente les soldats… Le premier tank anglais, sera acclamé ! J’applaudis à l’aide des quelques forces qu’il me reste ! Tellement bouleversés, ils distribuent des quantités énormes de nourriture dont du corned-beef, plus communément appelé « singe ». Nos estomacs ne sont absolument plus adaptés à manger de la viande, beaucoup de mes
camarades en meurent… Pendant plusieurs jours, les SS n’ayant pas réussi à s’évader sont chargés de jeter les cadavres dans des camions avant de les mener dans des fosses communes, nous ne pouvons pas nous empêcher de les lyncher, leur cracher dessus. Ces pourritures nazies ne méritent pas mieux que de voir leur maître suprême, responsable du plus grand crime contre l’humanité, en train de brûler. Ainsi, le 21 mai, Bergen-Belsen part en flammes, avec le portrait d’Hitler et la croix gammée. Avec mes camarades, nous observons ce « spectacle ».
Une fois rapatrié, grâce à ma famille, j’ai été nourri comme un bébé, à la petite cuillère avec de la purée à petites doses quotidiennes. Combien d’années il a fallu pour réapprendre à vivre, pourtant, jamais je ne regretterai d’avoir refusé de porter l’uniforme nazi. J’ai fait une carrière militaire et, l’heure de la retraite arrivant, je me suis installé dans le sud définitivement.
J’ai commencé à témoigner dans les classes, pour transmettre aux élèves l’esprit de Résistance. Voir ces enfants et adolescents attentifs m’a toujours beaucoup ému, jusqu’aux larmes parfois. Il faut garder un avis critique sur le monde qui nous entoure, savoir s’opposer lorsque les valeurs de la République sont attaquées. »
Georges,
Note : Jusqu’à son dernier souffle, Georges Lebel a témoigné auprès des jeunes. Sa famille et ses camarades continuent depuis peu de transmettre l’histoire d’un homme revenu de l’indicible mais qui a toujours cru en la jeunesse. « A notre retour, nous n’avons pas parlé. Un voisin me demande quelques années après la capitulation « Où étiez-vous pendant la guerre ? ». Je lui réponds « Déporté à Buchenwald ». Il s’esclaffe
« Quelle chance vous avez eu ! La vie n’a pas été facile tous les jours en France ! Nous manquions de beurre ou de lait parfois ! » L’incompréhension se lisait dans les yeux des passants. Ceux qui « savaient » nous regardaient étrangement, sûrs que nous avions forcément « collaboré » pour être revenus vivants. »
Libération de Bergen-Belsen…
Source : No 5 Army Film & Photographic Unit – Oakes, H (Sgt)
Douloureux souvenirs pour Georges durant son vivant et quel courage en voulant témoigner auprès des jeunes dans les écoles ! Pourvu que cesse à jamais la barbarie !
Félicitations à Néo pour transmettre, du haut de ses 16 ans, de si poignants témoignages à nous tous !