Il y a 70 ans se déroulait le «procès de Bordeaux», nom donné au procès très attendu du massacre d’Oradour-sur-Glane. Il a laissé une marque cruelle et indélébile sur les relations entre l’Alsace et le Limousin et sur la Mémoire de l’incorporation de force en général.

« Inique : qui manque à l’équité, contraire à l’équité ; injuste». Ce terme résume à lui seul le procès qui, du 12 janvier 1953 au 12 février 1953, a tenu en haleine l’opinion publique française et étrangère. Le massacre d’Oradour-sur- Glane, qui fit officiellement 644 victimes, perpétré par la (seule ?) 3e compagnie du 1er bataillon du 4e régiment «Der Führer » de la 2e division blindée Waffen-SS « Das Reich », le 10 juin 1944, allait enfin avoir lieu et les coupables de cette tragédie allaient enfin être jugés et condamnés… 8 ans après les faits. Du moins le croyait-on, tant en Limousin qu’en Alsace. Il n’en fut rien. Le procès, au lieu d’apaiser les tensions, ne fit que brouiller les cartes, renvoyant au final les parties en présence dos-à-dos, chacune dans sa région.

Sans vouloir revenir sur le déroulement du procès et l’atmosphère hostile qui l’entourait, évoquons quelques points qui expliqueront pourquoi justice n’a finalement pas été rendue au procès.

Qui se trouve sur le banc des accusés ? Sur les quelque 150 hommes qui composaient l’effectif de la 3e compagnie, seuls 21 anciens Waffen-SS comparaissent en 1953 : 7 Allemands – dont un adjudant – et 14 Alsaciens, soit 13 «Malgré- Nous» (leur incorporation de force avait été établie par les Renseignements généraux en amont du procès) et un engagé volontaire, Georges Boos qui était alors sergent. Ces 14 personnes représentent environ la moitié des Alsaciens qui, en juin 44, appartenaient à l’unité incriminée ; les autres ne sont pas revenus de la guerre.

Quid des autres survivants de la compagnie? Les a-t-on recherchés ? Citons l’Allemand Werner Christukat qui a été entendu comme témoin au procès de sous-lieutenant Heinz Barth à Berlin-Est en 1983. Par la suite, il a été inculpé en… 2014 et un non-lieu a été prononcé par la Cour d’appel de Cologne l’année suivante.

De fait, les Alsaciens ont occupé le devant de la scène, éclipsant la responsabilité de l’Allemagne. Mais n’étions-nous pas alors en période de réconciliation ? N’aurait-il pas été malvenu de culpabiliser ce pays ami alors que des citoyens français étaient impliqués ?

Et comment expliquer l’absence d’officiers SS au procès ? Nous savons que certains d’entre eux ont été jugés par le Tribunal militaire de Bordeaux en 1951. Il s’agissait du procès des pendaisons de Tulle (9 juin 1944). Ils ont été libérés à la faveur d’un verdict particulièrement favorable. Il est vrai que des officiers, comme l’ancien Kommandeur de la « Das Reich » Heinz Lammerding, bénéficiaient, dans le cadre de la Guerre Froide, de la protection des Etats-Unis : en échange de leur tranquillité, ils s’étaient engagés à combattre aux côtés des Alliés en cas d’attaque soviétique.

À propos de «bénéfice », des incorporés de force avaient obtenu un non-lieu le 17 février 1948, tout comme Georges Boos. Qu’importe, ils ont été jugés une seconde fois pour le même crime, même si cela est contraire au Droit français. Idem pour Paul Graff qui a été condamné à mort le 12 mars 1946, «en violation de la loi» pour reprendre les termes du capitaine et juge d’instruction Lesieur. Graff aussi comparaîtra une seconde fois devant la justice en 1953.

Pierre Pflimlin et les représentants des élus alsaciens sont venus défendre les «Malgré-Nous» à l’Hôtel Matignon le 17 février 1953. Photo COLL. ADEIF DU BAS-RHIN/ASSOCIATED PRESS PHOTO, PARIS

L’art de manipuler le Droit

Qu’est-ce que la « loi Oradour » du 15 septembre 1948 ? C’est une loi que l’on est en droit de qualifier de perfide en ce sens qu’elle introduit dans le Droit français – exclusivement pour cette affaire et celle de Villeneuve d’Ascq (un autre fiasco judiciaire) – la notion de rétroactivité et de responsabilité collective. Cela signifie que

  1. le simple fait d’avoir appartenu à la 3e compagnie suffisait à les inculper ;
  2. il revenait aux accusés de prouver – en 1953 et en vertu d’une loi de 1948 – leur innocence dans une action collective perpétrée en 1944, et non à l’accusation de prouver leur culpabilité ! En l’absence de toute preuve tangible, autant dire que cela leur était impossible.

Cette loi bafouait tout simplement le Droit pénal et les Droits de l’Homme et du Citoyen. Son abolition le 17 janvier 1953 n’a en rien modifié le cours des débats. Ce n’est pas la seule entorse au Droit français qui entache le procès : neuf Alsaciens étaient mineurs au moment des faits. Ils n’auraient donc pas dû comparaitre devant un tribunal militaire, mais devant un tribunal pour mineurs.

Tout ceci peut expliquer pourquoi il a été difficile de trouver un président avant que Marcel Nussy-Saint- Saëns accepte cette mission.


Pour en savoir plus :

Oradour, les Alsaciens et le procès de Bordeaux…


Des négociations ont-elles été menées entre le président du Tribunal et les accusés ? Des tractations ont bien été menées. Me Richard Lux, un des défenseurs alsaciens, se souvient parfaitement qu’à peine arrivés à Bordeaux, ses collègues et lui furent contactés par le président Nussy-Saint- Saëns. Celui-ci leur demanda de plaider «coupable », en échange de quoi il s’engageait à atténuer grandement la peine qui serait prononcée au moment du jugement (L’Ami hebdo des 16.2 et 30.3.2003). Cela signifiait clairement que le président faisait fi de l’obligation des avocats de défendre les inculpés et qu’il avait déjà condamné les 13 «Malgré-Nous ». Quant à Georges Boos, l’Alsacien volontaire, il reconnaît s’être entendu avec Nussy-Saint- Saëns pour ne pas évoquer certains points lors du procès, mais aussi par la suite. C’est ce qui lui a sans doute permis de jouir de bonnes conditions de détention et d’être remis en liberté dès 1959, six ans après avoir été condamné à mort (Paris Match n°3431, 16-25.2.2015 p.107-111). Nous pourrions ajouter à ces exemples, celui évoqué par Georges Bourgeois, député et président de l’ADEIF du Haut- Rhin, lors de son audition du 31 janvier 1953: la veille, il s’était entretenu avec Jean Brouillaud, président de l’Association des familles de martyrs. Ce dernier lui avait tout bonnement demandé de se désolidariser des incorporés de force alsaciens.

Une instruction bâclée ?

Que penser de l’instruction du procès ? Aux dires du président Nussy-Saint-Saëns lui-même, prononcés dès le premier jour du procès, l’instruction avait été bâclée et tout devrait être repris par le tribunal. Il n’y a pas que cela: des dépositions ont été faussées, notamment suite à des intimidations ou par crainte de brutalités bien réelles, comme en témoignent l’Alsacien Paul Graff et l’Allemand Wilhelm Boehme. Mais celles de rescapés ont aussi été « rectifiées ». Ainsi, en 2015, Marcel Darthout témoignait : « L’enquêteur chargé de recueillir ma déposition, rédigée par la brigade de police judiciaire, pour les besoins de la justice tout de suite après la libération de la région (septembre 1944), ne retranscrivait pas forcément ce que je lui disais: si mon discours ne lui convenait pas parfaitement, il traduisait dans le sens qu’il voulait donner à mon propos. Cette déposition ne m’a jamais été remise ! » (M. Baury, Oradour-sur-Glane. Le récit d’un survivant, 2018, p.170).

Dans ces conditions, pouvait-on espérer établir la vérité des faits ?

Les débats se résument donc à une série de dépositions, truffées de contradictions qui ne seront jamais élucidées. C’est la parole des uns contre celle des autres. De plus, au prétexte des risques de troubles à l’ordre public, une reconstitution sur les lieux de la tragédie fut refusée.

Aucune enquête n’indiquait que les 13 «Malgré-Nous» avaient épousé la cause nazie. Ils avaient été incorporés de force dans la Waffen-SS et c’est dans ce contexte qu’ils s’étaient retrouvés à Oradour, sans intention de tuer ; s’ils ont tiré, ce le fut sous la contrainte. De plus, certains ont sauvé quelques civils d’une mort certaine. Tout ceci était bien attesté, mais il n’en a pas été tenu compte.

Le 13 février 1953, en dehors des condamnations par contumace, l’adjudant allemand et le volontaire alsacien sont condamnés à mort, les autres à des peines de prison/travaux forcés. Un Allemand est acquitté, car il n’était pas à Oradour le 10 juin 1944. Des manifestations éclatent aussitôt, les uns trouvant le jugement trop laxiste, les autres trop dur. L’Alsace s’est très massivement mobilisée pour une amnistie des 13 incorporés de force. Les personnalités, notamment du monde politique, prennent leur défense. L’auraient-elles fait pour des assassins, des criminels de guerre ? Malgré l’opposition des socialistes et des communistes, la loi d’amnistie est votée le 20 février 1953. Le lendemain, les 13 «Malgré- Nous» sont libérés en toute discrétion.

Un crime nazi devient une affaire franco-française

Si l’amnistie est une victoire en demi-teinte pour l’Alsace, c’est une véritable gifle pour les familles des victimes. Les identités des «13 monstres » (comme sont désormais appelés les 13 «Malgré- Nous» en Limousin) resteront longtemps affichées – illégalement du fait de l’amnistie – à l’entrée des ruines du village martyr. Cette affiche prouve tout le ressentiment, pour ne pas dire la haine portée aux seuls «Malgré-Nous» : ni le nom du volontaire, ni ceux des accusés allemands – et encore moins ceux de leurs supérieurs – n’ont été exposés à l’opprobre du peuple. Les incorporés de force sont désormais les seuls coupables de ce crime pourtant perpétré par une unité allemande. Pour toute éternité ?

Pour en savoir plus

Pour en savoir plus, le lecteur intéressé consultera les magazines Comprendre… l’incorporation de force n°3 et 5, deux hors-séries de L’Ami hebdo consacrés à Oradour, aux Alsaciens dans la Waffen-SS et au procès de Bordeaux, ainsi que le site web : 

www.malgre-nous.eu

Ainsi, la justice n’a pas pu être rendue lors de ce procès politisé et surmédiatisé. Il a divisé l’opinion publique à la manière de l’affaire Dreyfus – un autre Alsacien – en son temps. Le crime de guerre national-socialiste d’Oradour reste donc une plaie ouverte pour le Limousin et une tâche noire dans la mémoire de la «déportation militaire». Oradour et l’incorporation de force resteront de facto liées à jamais; il n’est de discussion sur les «Malgré-Nous» sans que l’horrible tragédie du 10 juin 1944 ne soit évoquée. Après 70 ans, si le ressentiment en Limousin est peut-être moins vif, nombreux sont ceux qui, par ignorance ou mauvaise foi, continuent à pointer un doigt accusateur vers l’Alsace : ils se souviennent de ses incorporés de force présents à Oradour-sur-Glane, mais ils oublient volontairement comment et à cause de qui ils y étaient. C’est cela, l’héritage du «procès de Bordeaux».

Nicolas Mengus, historien

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