TRIBUNE
Macron et Clemenceau : la force du «Tigre» ?
 
Par Jean Garrigues, Professeur à l’université d’Orléans et à Sciences-Po — 14 juin 2018 à 07:18

Emmanuel Macron devant la tombe de George Clemenceau, jeudi à Mouchamps (Vendée). Photo Régis Duvignau. AFP
 
En visitant sa tombe et en inaugurant un musée national qui lui est dédié, le Président a marché dans les pas du «Père la Victoire», mercredi en Vendée. S’il revendique la fermeté du «briseur de grèves», il oublie que «le Vieux» était aussi du côté des pauvres.
Macron et Clemenceau : la force du «Tigre» ?
«La France crut en lui, parce qu’il croyait en la France. Ce fut sa force et son secret», disait il y a quelques mois Emmanuel Macron en évoquant l’héritage de Clemenceau pour l’hebdomadaire le 1. C’est ainsi que s’explique la focalisation mémorielle du président jupitérien sur celui qui fut l’un des chefs de gouvernement les plus populaires mais aussi les plus décriés de notre histoire. Après lui avoir rendu hommage le 11 novembre en visitant le musée Clemenceau à Paris, après avoir décrété 2018 comme «l’année Clemenceau», le voici qui inaugure un autre musée dans la maison natale du Tigre, à Mouilleron-Saint-Germain, en Vendée, avant de se rendre sur sa tombe à Mouchamps, près de La Roche-sur-Yon. Cette série d’hommages, qui ne sont pas les derniers, traduit une volonté mémorielle dont la dimension politique ne peut échapper à personne, et qui fait de Georges Clemenceau un référent majeur de la présidence Macron. Cela mérite explication.
Le Père la Victoire
L’opportunité mémorielle est évidente. Dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale, il s’agit de célébrer celui qui en fut l’un des «héros», figure majeure du macronisme, et qui mérita son surnom de Père la Victoire. Porté en novembre 1917 à la tête d’un gouvernement de combat où il s’était réservé le portefeuille de la Guerre, entouré de quelques collaborateurs fidèles comme Georges Mandel et Jules Jeanneney, il fut le combattant inlassable, pourchassant les pacifistes, les défaitistes, et les «embusqués», consacrant un tiers de son temps à la visite des tranchées, suscitant l’admiration des poilus pour son courage, et confiant le commandement unique des armées alliées au maréchal Foch, qui lui aussi croyait en la victoire.
Au nom des valeurs de la démocratie, il était le grand pourvoyeur de l’énergie nationale, bien décidé à faire disparaître «l’ancien monde», celui des vieux empires centraux dirigés par des monarchies autoritaires à bout de souffle. A juste titre, il fut considéré après l’armistice du 11 novembre 1918 comme le principal artisan de la victoire, et c’est à lui qu’il revint de négocier, en 1919, les clauses du traité de Versailles, où il traita d’égal à égal avec le président américain Woodrow Wilson, au prix de critiques nombreuses et de polémiques sans fin. Et l’on voit bien sûr se dessiner des éléments d’analogie avec un chef de l’Etat engagé dans une forme de «guerre» contre les pesanteurs de la société française, et qui par ailleurs s’oppose à la tentation hégémonique de Donald Trump.
Dans la mêlée sociale
«Clemenceau, c’est la France», disait Churchill. Cette capacité d’incarnation, qui est l’une des clés de la présidentialité macroniste, inscrit Clemenceau dans la généalogie des grands hommes d’Etat de notre histoire contemporaine, de Gambetta au général de Gaulle. Ce dernier, qui rendit maintes fois hommage au Père la Victoire, est la référence majeure de ce retour macronien à une présidence d’autorité. Il nous renvoie non seulement au Clemenceau de la guerre mais aussi au premier gouvernement du Tigre, de 1906 à 1909, lorsqu’il fut confronté à une vague de mouvements sociaux sans précédent, des vignerons du Midi aux terrassiers de Draveil. La gestion de ces conflits par Clemenceau, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, fut pour le moins autoritaire, parfois brutale, toujours intransigeante, au nom de l’ordre républicain. Surnommé «le briseur de grèves», il devint la bête noire de la CGT et des socialistes, qui lui vouèrent dès lors une haine farouche.
C’était oublier qu’il avait lancé un chantier de réformes sociales sans précédent depuis les débuts de la IIIe République, appuyé sur la création d’un ministère du Travail confié au socialiste René Viviani, et prévu notamment une loi sur les retraites ouvrières, une autre limitant à dix heures la journée de travail, l’amélioration du statut syndical, le contrôle de la sécurité dans les mines, ainsi que la création tant attendue de l’impôt sur le revenu, porté par le ministre des Finances Joseph Caillaux. C’était oublier que Clemenceau était depuis toujours un homme engagé à gauche, au côté des misérables, depuis qu’il avait créé, tout jeune, sous le second Empire, un journal intitulé Le Travail, puis qu’il avait été le médecin des pauvres à Montmartre. C’était oublier qu’il avait été pendant vingt ans le leader de l’extrême gauche radicale à la Chambre, faisant tomber les ministères qu’il jugeait trop conservateurs. C’était oublier qu’il exhortait en 1893 les gouvernants à entendre «la voix des misérables [qui] crie des profondeurs», et que dans la Mêlée sociale, il décrivait son «socialisme» comme «la bonté sociale en action». Bien que vilipendé par l’extrême gauche, Clemenceau ne fut jamais un «président des riches.»
La République d’abord
Lorsqu’il s’opposait au leader socialiste Jean Jaurès, «qui parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage», c’était au nom du réalisme, en tant que «l’artisan modeste des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais.» C’était en juin 1906, le débat de fond entre l’idéal et le concret, entre la gauche du rêve et celle de la gouvernance, qui était ainsi posé. Porté par deux figures exceptionnelles, qui surplombaient la vie politique de leur temps, cet enjeu essentiel n’a cessé de hanter la gauche française toujours. Nul doute que ce débat est aussi l’une des grilles d’explication du macronisme, qui se veut un pragmatisme d’action. Mais ce qui avait rapproché Jaurès et Clemenceau au moment de l’affaire Dreyfus était plus fort que leurs discordes, car c’était le fondement même de l’héritage philosophique et idéologique dont l’un et l’autre étaient porteurs. Cet héritage, celui de la justice, était la raison d’être de la République, articulée sur le moment fondateur de la Révolution française. L’un et l’autre en étaient pétris, comme la plupart des grandes figures de la IIIe République. Et si l’on veut comprendre la force du mythe Clemenceau, c’est à cet héritage, et à nul autre, qu’il faut se référer.
Sur les terres vendéennes du Tigre, le président Macron sentira-t-il le poids historique de cette référence à l’événement fondateur, à cette Révolution française dont Clemenceau disait en 1891 qu’il fallait la considérer comme un «bloc» ? Ne nous y trompons pas. La Vendée républicaine de Clemenceau, enclavée dans le pays chouan, n’est pas celle du Puy-du-Fou et de la France éternelle. Si Clemenceau a lutté dans sa jeunesse pour l’émancipation du peuple, s’il a fustigé les antidreyfusards et le cléricalisme, s’il fut belliciste en 1914, ce fut toujours au nom des principes de la Grande Nation républicaine qui l’avait inspiré depuis son enfance. Certes, il fut profondément français, attaché au terroir du pays de France. Mais il fut surtout profondément républicain, promoteur intransigeant des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui étaient sa raison d’être. L’héritage de Clemenceau, c’est celui d’une République idéaliste et généreuse, nourrie d’une histoire complexe et contrastée, mais articulée sur des valeurs intangibles. C’est cet héritage qu’il faut rappeler aujourd’hui.
Jean Garrigues est l’auteur du Monde selon Clemenceau (Tallandier, 2017) et Clemenceau (avec Renaud Dély, Glénat-Fayard, 2017).

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