Octobre 2023
Tous les commentateurs de la guerre russo-ukrainienne s’accordent à dire que celle-ci sera longue. Cela laisse cependant sous-entendre qu’elle aura, un jour, une fin. Or, il est temps, au contraire, de se faire à l’idée que la guerre, d’une façon générale, ne cessera jamais et qu’il faut apprendre à vivre avec pour vivre mieux. La guerre en Ukraine nous donne l’occasion pour réfléchir sur ce que signifient les états de guerre ou de paix.
Contrairement à ce que l’intuition nous amène à penser, la guerre et la paix n’ont pas toujours été distinctes l’une de l’autre. Par exemple, « La Guerre des Princes » ou « Guerre en dentelles » sous l’ancien régime, était un état de semi paix, semi guerre permanent, « une guerre de convenance entre chefs bien élevés » (comte de Guibert-1790). On peut même se demander si, au cours de l’Histoire, la guerre a été l’exception ou, au contraire, la norme. Cette question est fondamentale, car de notre capacité à tracer une ligne claire entre guerre et paix dépendent les droits des États et des individus. En effet, bien des actes considérés comme inacceptables ou illégaux en temps de paix deviennent tolérables voire encouragés en temps de guerre.
Eh bien, si l’on embrasse l’histoire de l’Humanité tout entière, force est de constater que, le plus souvent, la guerre a été la norme et la paix l’exception. L’historien militaire britannique Michel Howard (1922-2019) écrit : « Les preuves archéologiques, anthropologiques et toutes les preuves documentaires qui ont survécu indiquent que la guerre, le conflit armé entre groupes politiques organisés, a été la norme universelle dans l’histoire humaine ». Pour ne regarder qu’eux, les XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ont été marqués par une succession de conflits, ponctuée moins souvent de périodes de paix que d’affrontements d’intensité variable. En remontant plus encore dans le temps, le constat est le même.
Le XIXe siècle, quant à lui, a débuté en Europe avec les guerres napoléoniennes qui durèrent plus de dix ans et tuèrent plus de 3 millions de personnes. Aux États-Unis, la guerre de Sécession, fit périr quelque 2% de la population américaine en cinq ans. Ce siècle fut rongé par les conflits : des soulèvements en Serbie et en Grèce à la guerre de Crimée en passant par les guerres d’unification italienne.
Quant au siècle qui suivit, il se distingua tout particulièrement avec ses deux guerres mondiales causant la mort de dizaines de millions de personnes, sans oublier les nombreux conflits qui ont ravagé plusieurs régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Même les États-Unis, à l’abri grâce à leur situation géographique, ont été dans un état de guerre quasi-permanent pendant tout ce XXe siècle. En effet, ils furent non seulement concernés par les deux guerres mondiales, mais aussi par celles de Corée et du Vietnam et par de nombreux autres conflits entre 1900 et 2000.
Pourquoi le XXIe siècle serait-il différent des autres? Déjà, ses quinze premières années ont vu des coalitions occidentales mener deux guerres de haute intensité, l’une en Irak et l’autre en Afghanistan, au sol mais en ayant recours massivement à leurs forces aériennes. Puis, à l’aide cette fois, (officiellement toutefois), de ces seules forces aériennes, ce furent les opérations menées en Libye, en Syrie et toujours en Irak.
La France, quant à elle, fut partie prenante en Afghanistan et en Lybie. Après une courte interruption après la fin de la guerre d’Algérie, elle a multiplié, depuis 1969 et l’opération Bison au Tchad, ses interventions extérieures en engageant parfois ses armées simultanément sur de nombreux théâtres, en Afrique, au Moyen-Orient et même sur son propre territoire, en métropole comme Outre-mer (Guyane). Par ailleurs, sur des théâtres théoriquement clos comme l’Afghanistan, des opérations spéciales sont menées par les Occidentaux pour éliminer des ennemis désignés, mais aussi dans une dizaine d’autres endroits, du Pakistan au Yémen en passant par la Somalie ou les Philippines. Les drones sont également utilisés dans ces opérations.
L’émergence de l’État islamique nous a rappelé que tuer la guerre pour récolter « les dividendes de la paix » est plus facile à dire qu’à faire et que, comme l’a écrit Platon : « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre ». L’idée rassurante que seuls les États ont le monopole de la violence est aujourd’hui dépassée. Les technologies utiles à la guerre, pas seulement les armes, mais aussi tout ce qui concerne la médiatisation et la confidentialité des communications, sont désormais largement disponibles et l’on peut facilement diffuser sur YouTube et Twitter les images les plus barbares susceptibles de créer de l’émulation.
Lorsque la guerre se déroule dans un espace et un temps définis et qu’elle implique un groupe d’acteurs clairement identifiés, les sociétés concernées tolèrent qu’une violence quasiment sans borne soit exercée, y compris sur des populations civiles, comme ce fut le cas lors des bombardements massifs sur les villes allemandes en 1944, les cités normandes lors du débarquement ou encore sur Hiroshima et Nagasaki. Mais aujourd’hui, les menaces résistent à tous les efforts de catégorisation. En effet, d’une part contre des réseaux terroristes diffus, on ne peut mettre en avant la notion de limites géographiques et d’autre part contre des organisations en constante mutation qui dépêchent des acteurs d’un endroit à un autre, il ne peut y avoir d’ennemis clairement identifiés.
Pourtant, dans un État de droit, les institutions ou les lois destinées à protéger les individus, empêchent l’exercice arbitraire ou abusif du pouvoir. Elles reposent sur l’idée que nous pouvons facilement faire la différence entre la guerre et la paix. Il est donc temps de cesser de nous appuyer sur un tel concept. En effet, dès lors qu’il devient, de fait, de plus en plus difficile de distinguer la guerre de la paix, nous courons le risque de constater, peu à peu, l’érosion de ces droits à travers des mesures dites d’exception prises au coup par coup.
Pour parer à ce danger, il n’y a qu’une alternative. Soit on s’efforce de faire rentrer à nouveau la guerre dans « sa case » en rejetant en bloc le paradigme de la guerre appliqué au terrorisme. Ainsi on obtient de facto, avec la paix intellectuellement retrouvée, un retour au cadre de la loi « normale ». C’est cette thèse que prônent les défenseurs des droits individuels et de l’État de droit. Soit, au contraire, on commence enfin à mettre au point une politique visant à réglementer l’espace qui existe entre les notions de guerre totale et de paix totale en reconnaissant que ce sont là deux états de fait très rares et en acceptant l’idée qu’un état intermédiaire aux contours mal définis sera probablement la norme pour de nombreuses années, voire qu’il l’a toujours été.
Aujourd’hui, les drones tueurs illustrent parfaitement le flou qui règne dans cet entre-deux. Si l’on admet qu’un état est en guerre contre un groupe terroriste quelconque et qu’une frappe de l’un de ses drones tue un individu suspecté d’être un terroriste « combattant », la mort de cette personne est considérée comme légale en vertu de la loi des conflits armés. Si, par contre, on ne reconnaît pas que ce pays est « en guerre », le même acte devient une exécution extrajudiciaire ou, pour le dire plus crûment, un assassinat.
En temps de guerre, les Conventions de Genève permettent d’emprisonner les combattants ennemis pendant toute la durée du conflit et même des civils peuvent être détenus indéfiniment pour « raisons impératives de sécurité ». De même, les communications privées peuvent être légalement restreintes ou interceptées, les propriétés privées peuvent être fouillées, toutes choses illégales en temps de paix. Il doit, cependant, y avoir une alternative sous la forme de lois ou d’institutions qui reconnaissent que certains types de menaces imposent des mesures rigoureuses en matière, par exemple, de surveillance des individus.
Pour empêcher l’arbitraire, les erreurs et les abus, on pourrait imaginer, en France, une instance regroupant des émanations de l’exécutif et du législatif et qui aurait le pouvoir de prendre les mesures exigées par les circonstances dans un cadre spatio-temporel fixé. Ce pourrait être, par exemple, un organe du type conseil de Défense et de Sécurité nationale entouré par un comité composé de vingt députés, dix de la majorité et dix de l’opposition, dont les décisions prises en commun auraient force de lois.
Depuis les années 1990, en Bosnie, les armées françaises sont engagées dans de véritables conflits et pourtant notre politique publique repose sur l’idée fausse qu’il s’agit, à chaque fois, d’une situation exceptionnelle. En abandonnant l’idée que la guerre est forcément limitée dans le temps et dans l’espace, nous pourrions faire évoluer calmement notre droit et notre politique et faire ainsi en sorte qu’ils ne soient plus suspendus à la reconnaissance d’un état d’exception sous la forme, par exemple, d’un pseudo « état d’urgence ». Le temps de guerre est devenu notre unique temporalité et, par conséquent, un temps dans lequel notre politique doit fonctionner.
Gilbert ROBINET
Conseiller technique du Secrétaire Général de l’UFAC
– La teneur des propos de ce texte n’engage que la responsabilité de son auteur –
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