dimanche 21 septembre 2025
Le Républicain Lorrain
France Monde
L’ENTRETIEN DU DIMANCHE AVEC KARINE SICARD BOUVATIER
«Transmettre la voix des derniers
rescapés des camps »
Propos recueillis par Delphine Bancaud
La photographe et autrice Karine Sicard Bouvatier poursuit son travail de mémoire sur la Shoah. Photo La Martinière
A l’occasion des 80 ans de la libération des camps, la photographe et autrice Karine Sicard Bouvatier publie J’avais 13 ans à Auschwitz. Dans cet ouvrage, elle met en regard les témoignages d’une trentaine de survivants de la Shoa de différents pays européens avec des enfants du même âge qu’eux, au moment de leur déportation.
Qu’est-ce qui vous a conduite à travailler sur la mémoire des déportés ?
« J’ai vu le film Shoah de Claude Lanzmann à 15 ans, qui m’a profondément marquée. Plus tard, j’ai entendu le témoignage de Pierre Gascon, ancien résistant et survivant du camp de Buchenwald , lors d’une conférence. Cela m’a bouleversée. J’ai pris conscience que les derniers témoins disparaissaient et qu’il était urgent d’impliquer les jeunes pour transmettre la voix des derniers rescapés des camps. A partir de 2018, j’ai donc organisé des rencontres entre 25 survivants français et des jeunes du même âge qu’eux, au moment de leur déportation. De ce projet sont nés deux livres, une dizaine d’expositions et plusieurs interventions scolaires. Et aujourd’hui, les trois quarts de ces témoins français ne sont plus là.»
Comment ce projet s’est-il prolongé en Europe ?
« A l’occasion des 80 ans de la libération des camps cette année, j’ai voulu donner une dimension européenne à mon travail. Car les rescapés de différents pays se sont croisés dans les mêmes camps, ont partagé la même souffrance. A partir de 2023, je suis partie en quête de survivants des camps de quatorze pays européens (Allemagne, Pologne, Hongrie, Ukraine, Slovaquie, République tchèque, Roumanie, Italie, Slovénie, Croatie, France, Belgique, Pays-Bas, Grèce). C’était un travail de fourmi pour les identifier. Je me suis adressée à des associations, à des consulats, au mémorial de la Shoah, à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations pendant l’Occupation (CIVS)… Je suis ensuite entrée en contact avec eux, souvent par l’intermédiaire de leurs enfants. »
Comment avez-vous choisi les enfants et adolescents ?
« Je voulais avoir des jeunes qui viennent d’horizons, de cultures, de religions différentes. Avec l’idée de montrer que nous faisons partie de la même humanité et que l’Histoire nous est commune. J’ai beaucoup fait fonctionner le bouche-à-oreille pour trouver ces jeunes âgés de 4 à 20 ans. Le fait qu’ils aient le même âge que les témoins au moment de leur déportation a permis qu’ils s’identifient à eux. »
Comment se passaient les rencontres ?
« Elles se sont étalées sur un an et demi. J’allais chez les témoins, je restais trois heures environ. Je parle anglais et italien, mais très souvent, j’ai eu recours à un interprète. Je commençais par la photo et je lançais ensuite l’entretien. Les témoins parlaient d’abord de leur vie de famille avant la déportation, puis de leur vie dans les camps, du retour et de leur reconstruction. Ils adaptaient leur récit à l’âge des enfants. Il y avait des silences. Surtout à l’évocation de parents ou de frères et sœurs disparus. Même si je me suis endurcie après avoir entendu toutes ces histoires terribles, à chaque rencontre, l’émotion était intacte. »
Ces rescapés avaient-ils déjà témoigné auparavant ?
« Certains avaient déjà pris la parole lors de commémorations, d’interventions dans des établissements scolaires… La plupart d’entre eux n’avaient témoigné qu’à partir des années 85-90, lorsque leur parole a été entendue. Avant, on ne voulait pas les écouter. Pour d’autres, c’était la première fois qu’ils parlaient à quelqu’un d’extérieur à leur famille. Ils ont accepté pour laisser une trace et parce que l’idée de participer à un projet européen les intéressait. »
Avez-vous été frappée par la précision de leurs souvenirs ?
« Oui, surtout chez ceux qui étaient adolescents ou jeunes adultes au moment de leur déportation. Car les cicatrices restent à vif. Ceux qui étaient beaucoup plus jeunes à leur arrivée dans les camps avaient des souvenirs plus diffus. Leur remontaient surtout des émotions, des sensations. Certains avaient fait des recherches pour mieux appréhender leur histoire. »
Le sentiment de culpabilité du survivant était-il encore présent chez eux ?
« Souvent, oui. Plusieurs se demandaient encore pourquoi ils avaient survécu alors que leur frère, leur sœur ou leurs parents n’étaient pas revenus. La survie tenait à la chance, à la résistance physique, ou à une protection inespérée. Je pense à Sami Modiano, originaire de Rhodes, dont la grande sœur n’est jamais revenue.»
Quelle était la réaction des adolescents ?
« Beaucoup restaient silencieux. Mais parfois, leur corps parlait. Comme pour cette jeune fille qui, au fil du récit, se tournait de plus en plus. Comme pour signifier « j’en ai assez entendu. » »
Ont-ils pris en main leur rôle des passeurs de mémoire ensuite ?
« Ils ont ressenti une certaine fierté de participer à cette transmission. Cette expérience les a marqués et ils en ont parlé autour d’eux.
Maintenant, ils font partie de la deuxième génération de témoins. Les binômes se sont aussi parfois revus. L’Italienne Edith Bruck, déportée à 13 ans, est par exemple restée en contact avec Béatrice. Et Jean, qui avait rencontré Elie Buzyn, l’a fait venir dans sa classe pour qu’il témoigne. Elie lui avait demandé de s’asseoir à côté de lui lors de son intervention. C’était très émouvant. »
Votre livre a-t-il aussi une vocation pédagogique ?
Oui, sa consultation peut être complémentaire à un cours d’histoire. Un enseignant peut choisir un témoignage pour mieux faire comprendre à ces élèves la réalité de la déportation. Et un cahier pédagogique conçu par le Mémorial de la Shoah inséré à la fin du livre fournit des connaissances historiques nécessaires. »
Vos expositions prolongent aussi ce travail…
« Oui, quatre expositions ont déjà eu lieu sur ce projet européen, parfois en plein air. Les passants s’arrêtent devant un portrait alors qu’ils n’auraient peut-être pas forcément lu le livre. »
Et après un travail d’une telle ampleur, quels sont vos projets ?
« Je souhaite maintenant travailler sur les violences faites aux femmes. Un sujet tout aussi nécessaire, mais tourné vers nos contemporaines. »
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