LE REPUBLICAIN LORRAIN

lundi 27 janvier 2025

France Monde / Le fait du jour

TEMOIGNAGE
<< Nous sommes revenus d’Auschwitz dans l’indifférence >>

 

Esther Senot, 97 ans, l’une des dernières voix des rescapés de la Shoah, a passé 17 mois en camp de concentration. Photo The Last Link-Nissim Sel/am

Elle habite un lieu de mémoire et de réparation : les Invalides. Une grande chambre au premier étage. Avec des photos des siens, dont le portrait en noir et blanc de son mari, beau comme un acteur de cinéma. Sur la table de la pensionnaire de 97 ans, son agenda est noirci. Le 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz sature l’agenda d’Esther Senot. Ce lundi 20 janvier après-midi, à une semaine de la commémoration, son téléphone sonne régulièrement, signe des multiples sollicitations dont elle est l’objet. La vieille dame au nuage de cheveux blancs, ingambe malgré son grand âge, est un témoin inlassable de la Shoah.

Depuis quarante ans, Esther Senot traverse la France pour raconter son histoire. Une histoire qui commence dans le passage Ronce, au cœur du quartier de Belleville, à Paris, où sa famille s’était réfugiée en fuyant l’antisémitisme polonais. Là, elle a grandi avec ses cinq frères et sa sœur, une existence simple mais heureuse, balayée brutalement en mai 1940.
Les persécutions contre les Juifs ont brisé son enfance insouciante. Jusqu’à l’anéantissement de la « solution finale ».

La tragédie s’est abattue par vagues: l’arrestation de son frère Marcel, puis celle de Samuel, envoyé à Drancy. En juillet 1942, ses parents furent arrêtés lors de la rafle du Vel d’Hiv, cette nuit où 13 152 Juifs furent arrachés à leur vie, dont 4 115 enfants. Pas elle, absente de la maison ce jour-là. Esther, débrouillarde, déjà dans la survie, a tenté de rejoindre son frère en zone libre, avant de revenir à Paris, seule, dans un orphelinat. Mais en juillet 1943, l’arrestation à son tour lors d’un contrôle de police, la conduit vers un funeste destin : internée à Drancy, puis déportée à Auschwitz-Birkenau.

A son arrivée, on lui rase la tête, on la tatoue, on lui assigne un numéro : 58319. Ce matricule, Esther peut encore le réciter, dans les langues de l’oppression, l’allemand et le polonais. Le chiffre d’une adolescence désormais sans nom, une adolescence volée, dont la faim, le froid, les coups, la maladie et la mort omniprésents ont été les jours inhumains.
Elle a raconté cette descente aux enfers dans La Petite fille du passage Ronce (Grasset, 2021), son récit où se mêlent l’horreur et la résilience. Esther a survécu à la marche de la mort, puis aux camps de Bergen­ Belsen et de Mauthausen, avant d’être libérée le 5 mai 1945.

Mais revenir du néant n’a pas signifié renaître. « Quand je suis revenue, j’étais une écorchée vive», confie-t-elle. « J’étais en colère, j’en voulais à la terre entière. Nous sommes revenus dans l’indifférence totale.» Elle pesait 32 kilos, les cheveux rasés, et portait en elle une douleur que personne ne voulait entendre.« On nous disait : « Vous êtes fous ! Ça n’a pas pu exister. » Alors on s’est tus. »

Le silence a duré quarante ans. En 1985, lors d’un voyage de mémoire à Auschwitz, Esther a compris qu’elle devait parler, honorer enfin la promesse de dire, de témoigner, faite à sa grande sœur Fanny, quelques heures avant son assassinat dans une chambre à gaz. « Fanny avait été déportée le 8 février 1943, et moi je suis arrivée en septembre 1943.
C’est elle qui m’a reconnue. On ne se ressemblait plus. La dernière fois que je l’ai vue, c’était à l’infirmerie. Évidemment, c’était l’antichambre de la mort. Fanny était allongée sur une paillasse, couverte de blessures qui n’avaient pas cicatrisé. Elle avait été mordue par un chien, elle crachait du sang. Elle m’a dit : « Essaie de tenir le plus longtemps possible pour que tu aies une chance de revenir et de raconter ce qui nous est arrivé, tout ce qu’on a pu supporter, ce que tous ces hommes ont été capables de nous faire. Elle m’a fait répéter plusieurs fois la promesse de le faire. J’ai promis, puis je suis partie parce que je devais travailler. À mon retour, elle n’était plus là. Toute ma famille avait été déportée. J’étais seule au monde désormais : ça a été un tel choc. »

A son retour des camps, à Paris, après guerre, Esther Senot a affronté les ténèbres. Comme un impossible retour à une vie normale. Dans la solitude de son studio, elle a un jour avalé une boîte entière de cachets.
« Je n’avais jamais pensé au suicide avant. Mais là, c’était trop.» Cette nuit-là, elle s’est réveillée à l’hôpital, décidée malgré tout à continuer. La vie a repris doucement en 1948, grâce à l’amour. Esther a rencontré un jeune homme, et avec lui, elle a fondé une famille.« Je me suis mariée, j’ai eu trois enfants, six petits-enfants, et six arrière-petits-enfants. » Une lumière dans les ombres, une renaissance après l’innommable.
Aujourd’hui, Esther Senot, 97 ans, témoigne encore et toujours. Parce que la mémoire ne doit jamais s’éteindre. Parce que le matricule 58319 ne suffit pas à raconter l’horreur concentrationnaire. Sa voix, forte et claire, est un appel. Un cri contre l’oubli.

1,1 En million, il s’agit du nombre de victimes qui furent assassinées dans le camp d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau. En tout, six millions de Juifs ont perdu la vie à cause de l’horreur nazie durant la Seconde Guerre mondiale.

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