Le Républicain Lorrain
lundi 27 janvier 2025
France Monde/Le fait du jour
INTERVIEW
<< Les mots ordinaires échouent à
exprimer la réalité des camps de concentration >>
Piotr M.A Cywinski est directeur du musée d’État d’Auschwitz-Birkenau depuis 2006.
Photo SIPA
• Questions à ► Piotr M.A Cywinski, directeur du musée d’état d’Auschwitz-Birkenau
Votre approche de la condition humaine dans l’univers concentrationnaire s’inscrit-elle dans une nouvelle orientation des recherches sur l’expérience des camps ?
« Les grandes œuvres et monographies sur Auschwitz, si riches soient elles, se sont surtout concentrées sur les faits historiques, la structuration du camp et son fonctionnement. Elles n’explorent que rarement, voire jamais, ce que j’appelle la« monographie de l’humain», c’est-à-dire une réflexion profonde sur le vécu humain dans ces conditions extrêmes. C’est une lacune que j’ai souhaité combler. Cela s’explique sans doute par le fait que les travaux sur Auschwitz ont été majoritairement menés par des historiens. Des disciplines comme l’anthropologie, la psychologie ou la sociologie n’ont pas encore, à mon sens, suffisamment approfondi cette dimension.»
Des thèmes comme l’amour et la sexualité dans les camps étaient-ils tabous auparavant?
« Ces thèmes touchent à des émotions extrêmement fortes et à des aspects de l’humanité qu’il est difficile de concevoir dans un contexte d’inhumanité absolue. Des relations se sont formées, des fragments d’amour ont subsisté, même au cœur de l’horreur. Ces réalités étaient peut-être trop douloureuses ou complexes pour être abordées plus tôt, mais elles méritent aujourd’hui d’être mieux comprises. »
Pourquoi les historiens ont-ils eu la prérogative sur le travail de mémoire, avant même les survivants de la Shoah ?
« La priorité initiale était de documenter et de narrer les faits pour lutter contre les négationnistes et établir une vérité historique irréfutable. Ce travail était crucial, car les survivants ont souvent pris la parole tardivement. Certains ont été réduits au silence par le traumatisme ou par la peur de ne pas être compris. Il y avait aussi un manque de sources au lendemain de la guerre. La société elle-même n’était pas prête à écouter. Reconstruire l’Europe nécessitait de tourner la page, au moins en apparence, ce qui a ralenti la reconnaissance de ces voix.»
Est-ce la difficulté de mettre des mots sur l’indicible qui a freiné ce dialogue entre les survivants et le monde ?
« Absolument. Les mots ordinaires échouent à exprimer la réalité des camps de concentration. Comment décrire une faim ou une peur qui dépassent tout ce que nous connaissons? Certains survivants disaient qu’ils tentaient de raconter, mais sentaient que leurs mots restaient incompris. Cette incompréhension a ajouté une couche de solitude à leur douleur.»
Pensez-vous que la compréhension de la Shoah a évolué dans nos sociétés occidentales ?
« Oui, il y a eu une progression notable. Les nouvelles générations, grâce à un accès élargi aux témoignages et à l’éducation, semblent mieux comprendre l’ampleur de cette tragédie. Cependant, les voix des survivants s’éteignent inexorablement. Le défi est désormais de préserver leur mémoire tout en élargissant notre champ de recherche. Par exemple, il reste beaucoup à apprendre des documents et témoignages du côté des bourreaux, notamment des SS, pour mieux comprendre les mécanismes de la déshumanisation. »
La disparition progressive des derniers survivants rend-elle le travail de mémoire d’autant plus urgent ?
« Oui, car ce que nous ne pourrons plus collecter, ce sont les récits vivants. Les témoignages restants doivent être documentés avec le plus grand soin. Par ailleurs, nous avons un déficit majeur de sources issues des oppresseurs, qui pourraient éclairer les motivations, les propagandes et les dynamiques qui ont rendu de tels crimes possibles. Ces lacunes limitent notre compréhension anthropologique et sociologique de ce chapitre de l’histoire. >>
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