22 août 1914 : le jour le plus meurtrier de l’histoire de France
La France perdra un peu plus de 1,3 million de soldats au cours de la Grande “Guerre”, un terme qui se développe dès 1915 au regard de l’ampleur des combats. Le 22 août, 27 000 Français sont tués, un total de pertes sans précédent dans notre histoire, selon le récent ouvrage de Jean-Michel Steg, Le Jour le plus meurtrier de l’histoire de France. Les forces franco-britanniques perdent du terrain. Le 2 septembre, le gouvernement quitte Paris pour Bordeaux : les Allemands sont à Senlis (Oise), à 45 km de la capitale.
 
LE MONDE
Le massacre du 22 août 1914
Foudroyée par la puissance de feu de l’artillerie allemande, l’armée française vit alors les heures les plus sanglantes de son histoire : 27 000 soldats sont tués dans la seule journée du 22 août
Charleroi, Rossignol, Morhange : trois défaites cuisantes dont la France n’a jamais voulu se souvenir. Le 22 août 1914, sous un soleil de plomb, des dizaines de milliers de soldats tout juste mobilisés, épuisés par des jours de marche forcée dans leur pantalon rouge garance, vont brutalement connaître leur baptême du feu. Foudroyée par la puissance de feu de l’artillerie allemande, l’armée française vit alors les heures les plus sanglantes de son histoire : 27 000 soldats sont tués dans la seule journée du 22 août, soit autant que pendant toute la guerre d’Algérie (1954-1962).
Du 20 au 26 août, au cours de la phase terminale de la bataille des frontières, qui se déroule le long des frontières franco-belge et franco-allemande, les Français sont chassés de la vallée de la Sambre, de la forêt des Ardennes et du bassin lorrain au prix de pertes effroyables : près de 100 000 morts au mois d’août, qui, avec septembre 1914, sera le mois le plus meurtrier de la première guerre mondiale. Le soir du 22, les Allemands ne sont même pas sûrs d’avoir remporté la victoire tant leurs pertes sont également élevées – plus de 10 000 de leurs hommes ont été tués. Leur commandement hésite à pourchasser les soldats français. Ce qui permet à ces derniers de battre en retraite jusqu’à la Marne d’où ils repousseront les Allemands, début septembre.
A Charleroi, le 22 août 1914 fut la « première bataille du XXe siècle », selon les historiens Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien – auteurs de Charleroi, 21-23 août 1914 (Tallandier, 2012). Comme à Rossignol, dans les Ardennes belges, les soldats tombent sous les balles des mitrailleuses et des fusils. Ces armes, qui n’ont cessé d’être perfectionnées au cours du XIXe siècle, sont d’une efficacité redoutable : la mitrailleuse française Hotchkiss dispose d’une puissance de feu de 400 à 600 coups par minute. Les fusils de la Révolution et de l’Empire, qui pouvaient tirer trois balles sphériques, à condition d’être manipulés par un soldat expérimenté, font figure d’antiquités à côté du Lebel et, surtout, du Mauser allemand, plus précis, capables de tirer 20 coups par minute et à longue distance.
Plus destructeurs encore, les canons lourds et les canons de campagne. Devant la citadelle de Namur, les Allemands en installent 400, dont plusieurs de gros calibre au bruit assourdissant qui effraie les soldats.
Les civils belges ne sont pas épargnés non plus, victimes pour certains d’atrocités commises par les soldats allemands : 383 civils sont ainsi massacrés ce 22 août à Tamines, dans la banlieue de Charleroi. Certains sont exécutés, d’autres utilisés comme bouclier humain, des femmes sont violées. Les soldats allemands tirent depuis le clocher des églises. A Charleroi, des combats ont lieu pour la première fois dans les rues, les maisons, les usines.
LA DOCTRINE DE L’OFFENSIVE À OUTRANCE
L’artillerie allemande se révèle supérieure et plus mobile que celle des Français. « Chaque armée allemande dispose d’un corps de cavalerie équipé en mitrailleuses et en hommes à pied, capable de se projeter en avant et de tenir une position, complète Damien Baldin. Ce qui n’est pas le cas des Français, qui ont, pour leur part, constitué un corps de cavalerie pour plusieurs armées. Durant les premières semaines de la guerre, celui-ci a évolué très loin des armées et s’est fatigué en parcourant de grandes distances. »
Ce 22 août 1914, à 7 heures du matin, lorsque les dragons (cavaliers français) pénètrent dans le village de Rossignol, ils tombent nez à nez sur des uhlans (cavaliers allemands). Le combat s’engage. Les dragons repoussent l’ennemi vers la forêt voisine qui s’étend jusqu’à Neufchâteau. Mais ils sont cueillis à l’orée du bois par un feu nourri. L’épais brouillard qui s’était formé à l’aube se lève. Retranchés dans le bois, les Allemands, qui ignoraient jusque-là la position des Français, obtiennent alors une idée assez claire des effectifs, de l’organisation et de la localisation des troupes qui s’avancent, aidés en cela au préalable par la reconnaissance efficace de la cavalerie allemande et par la remontée rapide des informations au sein de la chaîne de commandement.
« Les Français, en revanche, restent convaincus de n’avoir qu’un faible rideau de troupes devant eux. C’est là un avantage tactique fondamental que viennent d’acquérir leurs adversaires. Ils le conserveront toute la journée », note Jean-Michel Steg, auteur du Jour le plus meurtrier de l’histoire de France : 22 août 1914 (Fayard, 2013).
Les Allemands, qui ont mis en place leur artillerie de campagne sur des positions au nord-ouest et au nord-est de Rossignol, pilonnent le village. Le commandement français, qui ne jure que par la doctrine de l’offensive à outrance, réagit de la même manière sur tous les champs de bataille des Ardennes et de Lorraine : dès lors qu’une opposition se fait jour, l’ordre est donné d’attaquer sur-le-champ. Les soldats français, dont les postures sont héritées de l’Ancien Régime et de l’Empire, montent à l’assaut en se tenant droit, parfaitement visibles avec leur pantalon rouge garance. « Les attaques répétées des soldats français contre des positions protégées par des tranchées, même improvisées, rencontrent un échec total : les assaillants sont tous fauchés les uns après les autres », fait valoir Jean-Michel Steg.
Cette bataille n’avait pourtant été ni prévue ni anticipée. Le 20 août, le général Joffre, commandant en chef des opérations, ne sait pas exactement dans quelle direction marchent les troupes allemandes. Les renseignements fournis par l’aviation, la cavalerie de reconnaissance, les prisonniers et l’espionnage lui permettent d’établir qu’une armée allemande se dirige vers l’Entre-Sambre-et-Meuse et une autre vers la Lorraine. « Joffre en déduit que le point faible du front allemand se trouve entre les deux. Il décide d’attaquer au centre, à travers les Ardennes belges », affirme Jean-Claude Delhez, auteur de La Bataille des frontières, Joffre attaque au centre, 22-26 août 1914(Economica, 2013), qui a recensé quinze batailles perdues par les Français dans ce secteur, le 22 août.
Sur les fronts de Sambre et de Lorraine, le commandement français s’attendait à des offensives allemandes limitées. Un calcul basé sur la certitude qu’un déferlement des troupes allemandes sur la Belgique laisserait le front Est dégarni, ouvrant la voie à une invasion russe. La déconvenue est de taille. A Charleroi et à Mons, la Ve armée du général Lanrezac, épaulée sur sa gauche par le corps expéditionnaire britannique, est prise à la gorge par trois armées allemandes. A partir du 20 août, les Allemands infligent de lourdes pertes aux Français en Lorraine, à Morhange, Dieuze et Sarrebourg. Une déroute qui sera attribuée au corps d’armée constitué de réservistes provençaux accusés à tort de débandade collective. Le Plan Schlieffen, pourtant connu dans ses grandes lignes par l’état-major français, est jusque-là appliqué avec succès.
DES ÉPISODES ÉCLIPSÉS PAR LA VICTOIRE DE LA BATAILLE DE LA MARNE
Ces victoires, qui ouvrent la voie à l’invasion du nord de la France, permettent à l’Allemagne d’occuper les bassins ferrifère de Lorraine et houiller de Sambre jusqu’à la fin de la guerre. « L’exploitation des minerais de fer du nord de la Lorraine  va lui permettre de soutenir son industrie militaire, indique Jean-Claude Delhez. Sans cet avantage économique, les Allemands n’auraient pas pu tenir pendant quatre ans. »
Si les combats sanglants de Verdun (21 février – 19 décembre 1916) et du Chemin des Dames (16 avril – 24 octobre 1917) ont été amplement décrits dans les correspondances des soldats, rien de comparable n’existe pour Charleroi, Rossignol ou Morhange. Ces batailles, longuement étudiées par les historiens dans l’entre-deux-guerres, sont devenues muettes. Dans la mémoire collective, y compris militaire, le succès de la bataille de la Marne (5 – 12 septembre 1914) a progressivement gommé l’échec de celle des frontières, qui est venue à être considérée comme un simple engagement préliminaire à la victoire française la plus emblématique de toutes les guerres.
Les historiens qui redécouvrent le 22 août 1914 aujourd’hui peinent à chiffrer précisément les pertes françaises enregistrées. Mais le chiffre de 27 000 tués, avancé par l’historien Henry Contamine, en 1970, a été abondamment repris depuis, sans être véritablement discuté. Jean-Claude Delhez, qui a opéré des recoupements à partir des journaux de marche et opérations français, de la documentation sur les cimetières et les hôpitaux locaux, mais uniquement pour le front des Ardennes, estime le nombre de morts français sur tous les fronts à 25 000 pour cette seule journée.
« Les premiers mois de la guerre sont caractérisés par l’improvisation. Les régiments qui battent en retraite après Charleroi ont autre chose à faire que de tenir des statistiques », estime l’historien Antoine Prost. Dans le meilleur des cas, les morts sont inhumés à la va-vite, sur place, à proximité des postes de secours, dans des fossés ou des trous d’obus. En outre, un nombre élevé de blessés succombent à leurs blessures, dans les hôpitaux militaires français et allemands. Le 22 août, la proportion dans les pertes du côté français s’établit à 1 mort pour 2 blessés, soit au moins deux fois plus que pendant toute la première guerre mondiale. Exténués par les combats, les Allemands ont très certainement achevé des blessés par vengeance.
Jamais dans l’histoire des conflits européens jusqu’en 1914 autant d’hommes n’étaient morts sur le champ de bataille en si peu d’heures.
 
 
 

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