« Ludwigshafen, c’est l’enfer de Dante »

Ce sont les mots d’Albert Corrieri, déporté dans les camps nazis.
Il livre à NEO ce témoignage glaçant relatant le drame vécu à la suite de son arrestation le 13 mars 1943 par la police française.
Ce rescapé de la rafle du vieux port a 101 ans, il témoigne inlassablement aux côtés de NEO.

       Quelle leçon de courage et de civisme , Merci Monsieur !

Albert Corrieri, déporté dans les camps nazis

Le 13 mars 1943, Albert est arrêté par la Police française à Marseille, avant d’être déporté au sinistre camp nazi de Ludwigshafen.

80 ans après, Albert, désormais âgé de 101 ans, est toujours aussi déterminé à témoigner de l’enfer des camps nazis. Néo l’a rencontré pour la première fois en 2020, depuis, Albert l’accompagne pour témoigner auprès des élèves varois. Le 23 janvier dernier, Albert était reçu par Martine Vassal, présidente des Bouches-du- Rhône, à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vieux Port. Le 13 mars, dans quelques jours, Albert se réunira avec sa famille et ses amis pour se souvenir de ce jour funeste.

Retour sur un siècle de lutte et d’espérances.

« Je suis né le 28 mai 1922 à Marseille, dans les Bouches-du-Rhône.

Mes parents, Olga Catani et Enzio Corrieri, ont quitté la misère de leur région de Livourne pour s’installer en France, la patrie des droits de l’Homme ! Et c’est à Marseille, cette ville populaire et vivante, que je mène une enfance paisible. En septembre 1939, la guerre est déclarée par la France et le Royaume-Uni, contre l’Allemagne nazie. Âgé de dix-sept ans, je réside alors à Hyères, dans le Var, commune que je quitte à l’âge de vingt ans, pour retourner à Marseille. Plombier depuis mes quatorze ans, je commence à travailler dans un restaurant en 1942 pour subvenir aux besoins de ma famille. Quelques mois après, les troupes allemandes arrivent en zone sud. J’assiste aux tristes « événements » du 23 janvier 1943, ces pauvres gens arrêtés sur ordre de la Police française, jetés dans les bras des nazis, avec leurs maigres baluchons. Si seulement je pouvais leur venir en aide… mais je ne peux pas. Le Vieux Port, ce pauvre quartier populaire, où vit une population en grande partie d’origine immigrée, est touché en son cœur. Les malheureux sont acheminés jusqu’à la gare d’Arenc. Quant à nous, nous assistons, toujours aussi impuissants, à l’explosion du quartier quelques jours après.

Je ne le sais pas encore, mais mon sort est déjà scellé. En train de « faire la plonge », ce 13 mars 1943, j’aperçois des policiers français faire les cent pas derrière la vitre. Quelques uns d’entre eux investissent le restaurant, commencent par me questionner : « êtes-vous Français ? ». Face à ma réponse positive, ils confisquent mes pièces d’identité, me demandant de me rendre à « la rue Honorât, cinq heures, ce soir ». Je me précipite chez mes parents pour les prévenir… ils se montrent bouleversés, sans pour autant saisir ce qu’il se passe. Nous tombons dans le piège sans se poser plus de question, mes parents m’accompagnent comme convenu à la rue Honorât, je ne les reverrai plus pendant mes vingt mois de déportation. Ce 13 mars 1943, à l’approche de mes vingt-et-un ans, ma vie prend un autre tournant.

Ma carte d’identité m’est restituée, je suis évacué par une voie me menant directement à la gare Marseille-Saint-Charles. Nous sommes peu-à-peu entassés dans de sommaires wagons, « confortables » au vu de ce qui nous attend, que nous quittons à Strasbourg. Nous sommes alors transférés dans des wagons à bestiaux, dans des conditions inhumaines, épouvantables, wagons que nous quittons à la gare de triage de Pirmassens, en Rhénanie. Dans l’attente du transfert, nous profitons des quelques denrées emportées à la hâte dans nos maigres valises. Nous sommes disposés devant un camp de prisonniers russes, quand ces derniers nous aperçoivent manger, ils sortent précipitamment de leur baraquement et se jettent sur le grillage. Ces pauvres hommes, malingres et décharnés, ne pèsent pas plus d’une vingtaine de kilogrammes sous leur pyjama rayé bleu et blanc. Assez apeurés, nous leur tendons des œufs durs et du jambon blanc, les prisonniers tendent leurs doigts émaciés entre les barbelés. Lorsqu’ils s’en aperçoivent, les « kapos » se mettent à les frapper avec des crosses de fusil et nous réprimandent verbalement. Une vision d’effroi. Nous quittons Pirmassens, toujours en wagon à bestiaux, dans le noir, serrés les uns sur les autres, pour Ludwigshafen, où nous arrivons dans la soirée. A peine descendus des wagons, encadrés par des SS, nous sommes reçus à coups de pierre, par des jeunes Allemands, nous nous protégeons comme nous pouvons, ne pouvant nous éloigner de la colonne. Nous sommes menés dans une école désaffectée, le travail forcé commence dès le lendemain matin. Je rentre dans un autre monde.

De ce jour, je suis réduit en esclavage, au service de l’Allemagne nazie. Ma première affectation, c’est de remplir avec une pelle des wagonnets avec du charbon, puis arrive l’affectation à IG Farben. « IG Farben » fait partie de ces nombreuses industries allemandes jouissant de la main d’œuvre « à bas prix » qui est celle des prisonniers, déportés et autres internés. L’usine « IG Farben » à laquelle je suis affectée fait quatorze kilomètres de long sur trois kilomètres de large. Nous partons le matin aux alentours de sept heures du matin, travaillons avec labeur tout le long de la journée, avec une pause à midi. Pour seule alimentation une maigre portion de pommes-de-terre… le « pays des Kartoffeln » dit-on ! Le travail s’effectue en tout temps, seuls ont accès à l’infirmerie, et donc sont exemptés, ceux dont la température dépasse les quarante degrés. Nous sommes battus au bon vouloir de nos geôliers Allemands, qui ne se gênent pas de nous faire comprendre leur supériorité. Les nazis ont tous les droits sur nous. Blessé lors d’un bombardement, je passe un mois à « l’infirmerie », où je suis battu par l’infirmière. Ayant bousculé un dimanche un soldat allemand, certainement en permission du front russe, par inadvertance, je n’ai manqué de peu de me faire descendre sur place. La grenade préparée, il est calmé par des camarades qui, tant bien que mal, arrivent à le raisonner.

Nous vivons au quotidien avec la faim, la peur… et la mort. Le camp subit plus d’une centaine de bombardements, un éclat d’obus me traverse le bras et me taille le biceps, mon copain, Paul Agard, boulanger au Cadenet, est tué sur le coup. L’éclat ayant transpercé le cœur, ce jeune homme tombe à mes pieds, raide mort. L’épouvantable bombardement de la nuit du 5 au 6 septembre 1943 dure de minuit à 6 heures du matin, abandonnés à notre sort, nous nous planquons, apeurés, impuissants face à la folie des hommes. Je vois de mes yeux des camarades brûler vivants, atteints par des crayons au phosphore. Les malheureux prennent feu face à nous, nous supplient de les aider… Mais nous ne pouvons rien. Personne ne peut s’imaginer ce que c’est de voir ses copains prendre feu face à soi. Quelques jours après, aux environs de onze heures, l’alerte sonne à nouveau. Nous, pauvres déportés, ne pouvons nous réfugier ailleurs. Au bout d’un quart d’heure, un soldat nazi m’aperçoit, me questionne : « êtes-vous Français ? ». Face à ma réponse, il m’attrape violemment par le bras et me jette dans la cour où les bombes explosent les unes après les autres. Un acte d’une barbarie sans nom. Je me retrouve au milieu des bombes, de nouveau, certains de mes camarades brûlent devant mes yeux, ils n’avaient que vingt ans et toute la vie devant eux. Je parcours les sept kilomètres qui me séparent de mon baraquement, le « numéro 6 », entouré par les cadavres. Certainement que le Bon Dieu me protégeait, peut-être un coup du destin… Ludwigshafen, c’est l’enfer de Dante.

 L’arrivée des soldats alliés, Américains notamment, marque la fin d’un calvaire. Le 15 avril 1945, après vingt-cinq mois d’exil forcé au cœur de l’Allemagne nazie, nous sommes libérés, bientôt rapatriés en France progressivement. Deux années épouvantables, sous les coups et le labeur du travail, où chaque jour la mort nous pendait au nez. Nous prenons le train avec mon copain Gabriel Bregamy jusqu’à Paris, où nous passons devant une commission, avant de faire une halte à Valence dans la famille de Gabriel, puis… ma ville natale, Marseille, qui, meurtrie par deux ans d’occupation meurtrière et criminelle, renaît peu à peu de ses cendres. J’ai bientôt vingt-trois ans et toute la vie devant moi.

Les retrouvailles seront intenses, cela faisait désormais plus de vingt mois que je n’avais eu de contact avec mes parents. Les années sont passées mais jamais je n’ai pu oublier. Jamais mes copains, martyrs du nazisme, ne m’ont quittés. Le traumatisme de ces sombres années de déportation ne m’a jamais quitté, n’a jamais cessé de me hanter. Toute une vie hantée par la mort omniprésente, par les cadavres de mes camarades.

A partir des années 2000, je commence à témoigner de mon vécu, lors des cérémonies, lors de témoignages auprès des plus jeunes. La tragique rafle du Vieux Port sort enfin de l’oubli, notre vécu avec elle. La lutte pour le souvenir continue, et je la mènerai jusqu’à mon dernier souffle.

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